CHAPITRE 37
Ben s’éveilla dans un lit, au milieu d’une vaste chambre inconnue, avec de hauts plafonds et de grandes fenêtres donnant sur une rue qu’il n’avait jamais vue.
Le soir, le bruit de la circulation, les lumières clignotantes.
Une femme longue et fine le regardait, nonchalamment pelotonnée dans un fauteuil. Elle avait des cheveux bruns, des yeux noisette et portait un T-shirt et un cycliste en Lycra noir.
Anna.
Sa tête lui faisait mal.
D’une voix pâteuse, elle dit :
« Salut.
– Salut, répondit-il. Je suis vivant. » La scène de cauchemar qu’il avait vécue lui revenait peu à peu en mémoire mais il n’arrivait pas à se souvenir du moment où il avait perdu connaissance.
Elle sourit.
« Comment vous sentez-vous ? »
Il réfléchit un instant à la question.
« Un type tombe du haut d’un gratte-ciel et quand il arrive au vingtième étage, un autre se penche par une fenêtre pour lui demander comment il va. Le type répond, eh bien, pour l’instant, je vais bien. Voilà comment je me sens. »
Anna gloussa.
« J’ai une migraine tout ce qu’il y a de plus banal. » Il tourna la tête d’un côté et de l’autre. Une douleur fulgurante éclata derrière ses globes oculaires.
« Peut-être pas si banale que cela.
– Eh bien, on vous a salement passé à tabac. Pendant un moment, j’ai craint la commotion cérébrale, mais je crois que vous y avez échappé. D’après ce que je peux constater. » Elle fit une pause. « Ils m’ont balancé quelques coups de pied mais ils semblent s’être focalisés sur vous.
– De vrais gentlemen. » Il réfléchit un instant, encore désorienté.
« Comment suis-je arrivé ici ?
– Je suppose qu’ils ont dû se fatiguer, à force de vous taper dessus, ou peut-être ont-ils pris peur au moment où vous vous êtes évanoui. En tout cas, ils nous ont ramenés en ville et nous ont laissés quelque part à La Boca. »
La chambre était seulement éclairée par la lampe posée près du lit où il était couché. Il s’aperçut que son front et ses tempes étaient couverts de bandages.
« Qui a fait cela ?
– Vous voulez savoir qui vous a mis dans cet état ou qui vous a pansé ainsi ?
– Qui m’a harnaché comme ça ?
– Moi, dit-elle en inclinant la tête d’un air modeste. Matériel médical gracieusement fourni par le Sphinx, du peroxyde et de la Bétadine.
– Merci. » Ses pensées flottaient dans un épais brouillard. « Alors, qui étaient ces types ?
– En tout cas, nous sommes vivants, dit-elle, ce qui laisse à présager qu’il s’agissait de petits malfrats du coin. Des pistoleros, comme on les appelle, des mercenaires.
– Mais la voiture de police…
– La police argentine est réputée pour sa corruption. Nombre d’entre eux travaillent au noir comme pistoleros. Mais je ne pense pas qu’ils soient en relation avec Sigma. Le Kamaradenwerk, ou quelque chose dans le même genre – des gangsters chargés de surveiller les vieux Allemands. Le réseau local a pu être alerté de multiples manières. Mon ami d’Interpol – je lui ai fourni une fausse identité mais on a pu lui montrer une photo de moi. Ou alors le paquet volé à l’American Express. Ou encore mon détective, Machado. Peut-être même votre prêtre canardeur. Mais assez de questions. Je veux que vous vous reposiez. »
Il tenta de s’asseoir, mais une douleur au côté le fit retomber sur le dos. À présent, il se souvenait des coups qu’il avait reçus dans le ventre, l’aine et les reins.
Ses paupières se fermaient d’elles-mêmes, la pièce autour de lui devenait trouble, puis elle retrouvait sa netteté. Bientôt, le sommeil s’empara de lui.
Quand il se réveilla, il faisait encore nuit et la chambre était presque entièrement plongée dans la pénombre. La faible lumière qui venait de la rue lui permettait de voir la forme allongée dans le lit près de lui. Le discret parfum d’Anna parvint jusqu’à ses narines. Maintenant elle veut bien partager mon lit, pensa-t-il.
Lorsqu’il ouvrit de nouveau les yeux, la pièce était emplie de soleil. La lumière lui faisait mal aux yeux. Il entendit de l’eau couler dans la salle de bains et, au prix de gros efforts, parvint à s’asseoir.
Anna, enveloppée dans un drap de bain, émergea d’un nuage de vapeur.
« Il est réveillé, fit-elle. Comment çà va ?
– Un peu mieux.
– Bon. Vous voulez que je commande du café au service d’étage ?
– Ils ont un service d’étage ici ?
– Ouais, je constate que vous vous sentez mieux, s’exclama-t-elle en riant. On commence à retrouver son légendaire sens de l’humour.
– J’ai faim.
– Cela n’a rien d’étonnant. Nous avons été privés de dîner, hier soir. » Elle regagna la salle de bains.
Il portait un T-shirt et un caleçon propres.
« Qui m’a mis ces vêtements ?
– Moi.
– Le caleçon aussi ?
– Mmm. Vous étiez couvert de sang. »
Bien, bien, pensa-t-il, amusé. Notre premier moment d’intimité. Et moi je dormais.
Elle entreprit de se brosser les dents et réapparut quelques minutes plus tard, maquillée, en T-shirt blanc et short violet.
« À votre avis, que s’est-il passé ? » demanda-t-il. Ses idées commençaient à s’éclaircir.
« Vous pensez que votre coup de fil à ce détective privé, machin-truc, a été intercepté ?
– C’est possible.
– Désormais, nous n’utiliserons plus que mon téléphone digital. Il faut se dire que le standard du Sphinx est peut-être sur écoute lui aussi. »
Elle glissa deux oreillers dans son dos. Elle n’était pas parfumée mais d’elle émanait une agréable odeur de savon et de shampooing.
« Ça vous ennuie si je m’en sers pour appeler notre précédent hôtel ? Mon ami de Washington pense que j’y suis toujours et il a pu tenter de m’y joindre. » Elle lui tendit un exemplaire de l’International Herald Tribune.
« Reposez-vous. Lisez, dormez, tout ce qui vous chante.
– Vérifiez qu’il est bien chargé. Il faut peut-être le brancher. »
Il s’adossa et se mit à feuilleter le journal. Un tremblement de terre en Inde, dans l’état du Gujarat. Une entreprise de service public californienne traduite devant la justice par ses propres actionnaires. Des hommes d’État participant au Forum international pour la Santé infantile. Il éloigna le journal et ferma les yeux. Il avait assez dormi, il voulait simplement se reposer. Anna parlait au téléphone avec l’employé de l’hôtel de La Recoleta. Sa voix le berçait. Elle partit d’un rire contagieux.
Elle semblait avoir renoncé à son ton coupant, son attitude défensive. Elle avait l’air à la fois sûre d’elle-même et détendue. La faiblesse actuelle de Ben l’encourageait à se montrer forte. Elle aimait peut-être jouer les infirmières. Ou bien était-ce une conséquence de l’aventure qu’ils venaient de vivre ensemble. Ou encore sa réponse à l’intérêt qu’il lui manifestait.
À moins qu’elle ait seulement pitié de lui ou qu’elle se sente bêtement coupable de ce qui lui était arrivé. Ou tout cela à la fois.
Elle coupa la communication.
« Eh bien, voilà qui est intéressant.
– Hein ? » Il rouvrit les yeux. Elle se tenait debout près du lit, les cheveux en désordre, les seins moulés par son T-shirt en coton blanc. Il sentit son désir monter.
« J’ai reçu un message de Sergio, le privé. Il s’excuse pour son retard, il a été retenu par une affaire. Il semble innocent.
– L’appel a été intercepté à l’hôtel, probablement.
– Je vais aller le voir.
– Vous êtes folle ? Vous avez eu assez d’émotions pour tout le restant de vos jours. Ça ne vous suffit pas ?
– Je vais lui poser mes conditions.
– N’en faites rien.
– Je sais ce que je fais. Je peux me planter – ça m’est déjà arrivé – mais vous savez, dans mon boulot, on me considère vraiment comme une pro.
– Je n’en doute pas. Mais en ce moment, vous ne vous occupez pas de crime organisé ni de trafic de drogue, ni de tueurs à gages. Je pense que nous en avons par-dessus la tête, vous comme moi. »
Il avait curieusement envie de la protéger, bien qu’elle fut sans aucun doute plus douée que lui dans le maniement des armes et plus apte à se défendre. Et pourtant – chose qui n’en finissait pas de l’étonner – il se sentait plus en sécurité quand elle était dans les parages.
Elle s’approcha et s’assit à côté de lui. Il se poussa un peu pour lui laisser de la place.
« Que vous vous inquiétiez pour moi me touche beaucoup, dit-elle. Mais j’ai reçu une bonne formation, j’ai l’expérience du terrain, voyez-vous ?
– Je suis désolé, je ne voulais pas sous-entendre que…
– Ne vous excusez pas. Il n’y a pas de mal. »
Il lui lança un regard furtif. Il aurait voulu lui déclarer, Mon Dieu, que vous êtes belle, mais il ignorait comment elle le prendrait. Elle semblait encore un peu sur ses gardes.
« Vous faites cela pour votre frère ou pour votre père ? » demanda-t-elle.
Il ne s’attendait pas à une telle question, exprimée de manière si abrupte. Et il s’aperçut que la réponse n’était pas évidente.
« Les deux peut-être. Surtout pour Peter, bien sûr.
– Comment vous entendiez-vous, Peter et vous ?
– Vous ne connaissez pas de jumeaux ? demanda-t-il.
– Pas vraiment.
– Je croîs qu’il n’existe pas de liens plus étroits entre deux êtres humains. Nous étions plus proches que la plupart des couples mariés. Bien que je n’aie pas d’expérience en la matière. Il me protégeait, je le protégeais. Nous pouvions presque lire dans l’esprit l’un de l’autre. Même quand nous nous battions – et cela nous arrivait souvent, croyez-moi – nous nous sentions ensuite plus coupables que furieux. Nous rivalisions dans la pratique des sports et ce genre de choses, mais pour le reste, nous étions solidaires. Quand il était heureux, j’étais heureux. Quand il lui arrivait quelque chose de bien, sa joie était la mienne. Et vice versa. »
À sa grande surprise, il vit des larmes perler dans les yeux d’Anna. Bizarrement, cela le toucha au point que lui aussi sentit ses yeux s’embuer.
Il poursuivit : « Quand je dis que nous étions proches, ce mot me semble faible. On n’est pas "proche" de sa jambe ou de sa main, n’est-ce pas ? Or, il était comme une partie de mon corps. »
Tout lui revint soudain à l’esprit. Des souvenirs enchevêtrés, des images. Le meurtre de Peter. Sa stupéfiante réapparition. Eux deux, enfants, en train de courir à travers la maison en riant. Les funérailles de Peter.
Gêné, il se détourna et se couvrit le visage de la main, incapable de réprimer le sanglot qui gonflait sa poitrine.
Au faible gémissement qu’il entendit, il se rendit compte qu’Anna pleurait elle aussi, ce qui le surprit et l’émut. Elle lui saisit la main, la serra, les joues brillantes de larmes, et lui passa doucement un bras autour des épaules, puis les deux bras. Elle l’étreignit en prenant garde à ses blessures et posa délicatement sa tête sur son épaule. Ben avait l’impression de vivre un moment d’intimité à la fois surprenant et naturel. Anna était ainsi, complexe et passionnée ; il la découvrait peu à peu. Sa présence le réconfortait ; il en était de même pour elle. Il sentait sa chaleur, les battements de son cœur contre sa poitrine. Elle souleva la tête et, lentement, en hésitant un peu au début, posa ses lèvres contre les siennes, les yeux fermés. D’abord, ils s’embrassèrent tendrement, puis leur baiser se fit plus profond, plus enflammé. Il enlaça son corps souple où il laissa courir ses doigts pendant que sa langue explorait sa bouche. Ils avaient franchi une frontière. Celle qu’ils avaient tracée chacun de son côté, quelques jours auparavant. Une frontière invisible mais bien nette, un rempart les prémunissant contre leurs pulsions naturelles, les préservant des puissantes décharges électriques qui, à présent, transperçaient leurs deux corps. Et curieusement, quand ils firent l’amour, ils ne furent pas aussi maladroits qu’il se l’était imaginé, les rares fois où il avait osé concevoir une chose aussi incroyable.
Ils finirent par s’endormir, épuisés, et restèrent une demi-heure ainsi, blottis dans les bras l’un de l’autre.
Quand il s’éveilla, elle était partie.
L’homme aux cheveux gris gara sa Mercedes de location et longea plusieurs pâtés de maisons sur Estomba jusqu’à ce qu’il tombe sur la villa qu’il cherchait. Il était au cœur de Belgrano, l’un des quartiers résidentiels les plus huppés de Buenos Aires. Un jeune homme passa non loin de là, tenant six chiens en laisse. L’homme aux cheveux gris, vêtu d’un costume bleu impeccablement coupé, lui adressa un sourire cordial.
C’était une grande villa de style géorgien, construite en briques rouges. Il passa devant, comme pour en admirer l’architecture, puis fit demi-tour après avoir repéré la guérite installée sur le trottoir : un édicule blanc cassé muni d’une fenêtre, abritant une sentinelle vêtue d’un uniforme et d’une veste orange fluo. On trouvait ce genre de guérite à tous les coins de rue.
Un quartier on ne peut plus paisible, pensa Trevor Griffith. Bien. La sentinelle le regarda. Trevor lui fit un signe de tête et s’approcha d’elle comme pour lui poser une question.
Après avoir soigneusement enveloppé la photo de Ben, Anna la déposa dans un bureau DHL pour qu’elle arrive très vite chez Denneen, à Dupont Circle. Cette démarche comportait un certain nombre de risques mais elle n’avait pas mentionné le DHL au téléphone, elle n’en avait même pas parlé à Ben, et s’était assurée que personne ne l’avait suivie. Il y avait tout lieu de penser que la photo parviendrait à son destinataire.
À présent, elle était dans la rue qui menait à la Facultad Medecina. Postée sur le seuil d’une boutique, sous une pancarte rouge Lucky Strike, elle observait la devanture d’un café, au coin de Junin et de Viamonte. Le nom de l’établissement, Entre-Tiempo, était peint sur la vitrine. À en juger d’après le caractère fantaisiste de la calligraphie, on devait bien s’amuser à l’intérieur. Elle vit passer des couples qui marchaient d’un bon pas sans se préoccuper des autres, des troupeaux d’étudiants avec sac au dos. Un grand nombre de taxis jaune et noir.
Cette fois, il n’y aurait pas de mauvaise surprise.
Elle avait fixé rendez-vous à Machado à 6 h 30 précises. Elle était arrivée quarante-cinq minutes à l’avance, ce qui lui avait permis de repérer les lieux. L’endroit était fréquenté et il faisait grand jour. Elle lui avait demandé de s’asseoir à une table près de la vitrine ou pas très loin, en fonction des places disponibles. Et de prendre son portable. Machado avait paru plus amusé qu’ennuyé par sa requête.
À 6 h 25, un homme aux cheveux argentés, vêtu d’un blazer bleu et d’une chemise bleue au col ouvert, correspondant à la description qu’il avait fournie au téléphone, entra dans le café. Une minute plus tard, elle le vit s’asseoir à une table près de la vitre et regarder ostensiblement la rue. Elle se retrancha à l’intérieur de la boutique afin de passer inaperçue et de poursuivre sa surveillance à travers la porte vitrée. Elle avait pris la précaution d’expliquer au marchand qu’elle attendait son mari.
À 6 h 30, Machado appela un garçon.
Quelques minutes plus tard, le garçon posait sur la table une bouteille de Coca-Cola.
Si Machado avait eu quelque chose à voir dans leur enlèvement de la veille au soir, il aurait placé des complices aux abords du café. Or, elle ne voyait personne. Pas de faux lécheurs de vitrines, pas de flâneurs près du kiosque à journaux, pas d’individu louche au volant d’une voiture garée au bord du trottoir, moteur au point mort. Elle connaissait les signes. Machado était seul.
Les autres l’attendaient-ils dans le café ?
Peut-être. Elle avait pensé à tout ; rien ne la surprendrait.
À 6 h 45, elle alluma le téléphone de Ben et appela Machado.
Il n’y eut qu’une sonnerie. « Si ?
– C’est Anna Navarro.
– Vous vous êtes perdue ?
– Dieu, cette ville est tellement compliquée, dit-elle. Je pense que je me suis trompée de café – cela vous ennuierait beaucoup de venir me rejoindre là où je suis ? Je suis sûre que je vais encore me perdre ! » Elle lui donna l’adresse d’un café à quelques pâtés de maison de là.
Elle le regarda se lever, jeter quelques pièces sur la table et, sans faire aucun geste particulier ni s’entretenir avec quelqu’un à l’intérieur du café, sortir. Elle savait à quoi il ressemblait, mais lui non.
Lorsqu’il traversa la rue et passa devant elle, elle lui jeta un petit coup d’œil. Ses cheveux étaient trop gris pour son âge ; il n’avait qu’une quarantaine d’années, de doux yeux bruns et une allure agréable. Il ne portait ni serviette ni dossier, juste son téléphone.
Elle attendit quelques secondes avant de le suivre.
Il repéra facilement le café et entra. Une minute plus tard, elle l’y retrouvait.
« Ça vous embêterait de m’expliquer ce que signifie tout cela ? » demanda Machado.
Elle lui raconta ce qui leur était arrivé, à Ben et à elle, la nuit précédente. Tout en parlant, elle ne le lâchait pas des yeux ; il semblait atterré.
Machado ressemblait aux acteurs italiens des années 60. Son bronzage était parfait et l’on sentait qu’il y consacrait du temps. Son cou s’ornait d’une fine chaîne en or, son poignet gauche également. Une profonde ride d’expression séparait ses yeux de biche un peu trop rapprochés. Il ne portait pas d’alliance.
« Dans ce pays, tous les policiers sont corrompus, vous avez parfaitement raison, dit-il. Ils m’ont engagé comme consultant externe pour la simple raison qu’ils n’ont pas confiance dans leurs propres hommes !
– Ça ne m’étonne pas. » La peur qu’elle avait ressentie lors de son enlèvement s’était muée en colère.
« Vous savez, en Argentine, on ne tourne pas de films sur les flics, comme chez-vous en Amérique, parce qu’ici les flics ne sont pas des héros. Ce sont des pourris. Je le sais, j’ai fait partie de la Police fédérale pendant vingt et un ans. J’ai pris ma retraite et je suis parti. »
Près d’eux, autour d’une longue table de marbre, un groupe de jeunes gens, des étudiants à en juger d’après leur aspect extérieur, éclata de rire.
« Tout le monde a peur de la police, poursuivit-il avec animation. La brutalité policière. Ils sont censés nous protéger. Ils tirent sur tout ce qui bouge. Comment trouvez-vous leurs uniformes ?
– Ils ressemblent aux flics de New York.
– C’est parce que leurs uniformes sont copiés sur ceux de la NYPD. Mais c’est tout ce qu’ils ont copié. » Il lui lança un sourire sympathique.
« Bien, que puis-je faire pour vous ?
– Je recherche un nommé Josef Strasser. »
Il écarquilla les yeux.
« Ah, bien, vous savez, ce vieux salaud vit sous une fausse identité. J’ignore où il demeure, mais je peux me renseigner. Pas très facile. Vous voulez l’extrader ?
Non, en fait, j’ai besoin de discuter avec lui. »
Il se raidit.
« Vraiment ?
– Je connais peut-être un moyen de le localiser, mais j’aurai besoin de votre aide. » Elle lui rapporta la rencontre de Ben avec la veuve de Lenz. « Si Vera Lenz ou son beau-fils sont en contact avec Strasser et qu’ils l’ont appelé pour le prévenir, disons… pourriez-vous retrouver le numéro qu’ils ont composé ?
– Ah », dit-il, charmant. « Oui bien sûr, à condition d’avoir le numéro de téléphone de la señora Lenz. »
Elle lui tendit un bout de papier sur lequel était inscrit le numéro.
« En Argentine, les compagnies de téléphone enregistrent le début et la fin de toutes les conversations, le numéro appelé et la durée de l’appel. C’est le système Excalibur, comme ils l’appellent. Si l’on y met le prix, mes amis de la police me fourniront la liste de tous les appels passés à partir de ce poste. »
Et comme pour démontrer combien c’était facile, il ne se répandit pas en explications au téléphone et se contenta d’indiquer à son interlocuteur le numéro figurant sur le bout de papier.
« Pas de problème, fit-il. Nous saurons bientôt. Venez, je vous paie un steak. »
Ils marchèrent jusqu’à sa voiture, une Ford Escort blanche dont la banquette arrière avait été enlevée. Il l’emmena dans un restaurant à l’ancienne mode près du Cementerio de la Recoleta, un endroit appelé Estilo Munich, aux murs décorés de têtes de sangliers et de cerfs empaillées. Le marbre qui pavait le sol ressemblait à du mauvais linoléum ; le plafond était tapissé de dalles antibruit. Des serveurs fatigués circulaient nonchalamment entre les tables.
« Je vais vous commander du bife de chorizo, dit Machado. Avec de la sauce chimichurri. Jugoso, ça vous va ?
– Oui, je l’aime saignant. Vous avez fait exprès de m’emmener dans un restaurant nommé Munich ?
– Ils servent l’un des meilleurs steaks de Buenos Aires et dans cette ville, on s’y connaît en matière de steaks. » Il lui lança un coup d’œil complice. « Il y a des tas de restaurants de ce nom à BA – ils ont connu leur heure de gloire. Elle est un peu passée maintenant.
– Il n’y a pas tellement d’Allemands. »
Il but une gorgée de Carrascal. Son portable sonna ; il dit deux ou trois mots et raccrocha.
« Ma petite amie, fit-il pour s’excuser. J’espérais qu’il s’agissait du-résultat de notre recherche, mais non.
– Si Strasser a réussi à vivre ici pendant si longtemps sans que personne le trouve, c’est sûrement que ses papiers d’identité sont des faux très convaincants.
– Les gens comme lui savent comment se procurer d’excellents faux papiers d’identité. Pendant longtemps, seul Jakob Sonnenfeld était capable de retrouver leurs traces. Vous savez, pendant des années, une rumeur a couru selon laquelle Martin Bormann vivait encore en Argentine. Puis un jour, on a découvert son crâne en Allemagne. En 1972, à Berlin. Ils construisaient un pont. En creusant la terre, ils sont tombés sur un crâne humain. Qu’on a identifié comme celui de Bormann.
– C’était bien le sien ?
– Il y a deux ans, ils ont fini par effectuer un examen de l’ADN. C’était effectivement son crâne.
– Et le reste de son corps ?
– Jamais retrouvé. Je pense qu’il a été enterré ici, à Bariloche, et quelqu’un a transporté le crâne en Allemagne. Pour brouiller les pistes. » Ses yeux brillèrent d’amusement.
« Vous savez que le fils de Bormann vit ici ? C’est un prêtre catholique. Je vous jure. » Une autre lampée de Carrascal.
« C’est vrai. Il subsiste toujours des rumeurs autour de Bormann. C’est comme pour Josef Mengele. Après son enterrement, tout le monde a pensé qu’il avait mis en scène sa propre mort. Avec Lenz c’est pareil. Pendant des années après l’annonce de son décès, la rumeur disait qu’il était toujours en vie. Puis on a trouvé ses restes.
–. Leur a-t-on fait subir un test ADN, à eux aussi ?
– Je ne crois pas.
– On n’a pas retrouvé son crâne.
– Pas de crâne.
– Se pourrait-il qu’il soit encore en vie ? »
Machado se mit à rire.
« Il aurait plus de cent vingt ans.
– Eh oui, ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers. Il est mort d’une attaque, n’est-ce pas ?
– C’est la version officielle. Mais je pense que Lenz a été assassiné par des agents israéliens. Vous savez, quand Eichmann a débarqué ici, sa femme et lui se sont cachés sous une fausse identité, mais leurs trois fils… ont continué à s’appeler Eichmann ! À l’école, tout le monde les connaissait sous ce nom-là. Mais personne ne les a ennuyés. Personne n’est venu les voir avant Sonnenfeld. »
Leurs steaks arrivèrent. Un vrai délice, pensa Anna. Elle n’était pas une Carnivore invétérée, mais elle se dit qu’une viande aussi appétissante pourrait bien la convertir.
« Cela vous ennuie si je vous demande pourquoi vous voulez parler à Strasser ? demanda Machado.
– Désolée. Je ne peux rien dire. »
Il sembla accepter sa réponse de bonne grâce.
« Strasser a été l’un des inventeurs du Zyklon-B.
– Le gaz employé à Auschwitz.
– C’est lui qui a eu l’idée de l’utiliser sur des êtres humains. Un petit futé, ce Strasser. Il a permis aux nazis de se débarrasser des Juifs d’une manière bien plus expéditive. »
Après le dîner, ils marchèrent jusqu’au café voisin, La Biela, sur l’avenue Quintan. Après 11 heures, l’endroit était bondé et bruyant.
Assise devant une tasse de café, elle demanda :
« Pouvez-vous me trouver une arme ? »
Il la regarda du coin de l’œil.
« Je peux m’arranger.
– Demain matin ?
– Je vais voir ce que je peux faire. »
Le téléphone de Machado retentit de nouveau.
Cette fois, il griffonna quelques notes sur une petite serviette carrée.
« Son numéro de téléphone est au nom d’Albrecht, dit Machado quand il eut raccroché. L’âge correspond. Il a indiqué sa vraie date de naissance sur son dossier d’inscription. Je pense que vous avez trouvé votre homme.
– Ainsi donc, quelqu’un l’a bien appelé depuis le domicile de Vera Lenz.
– Oui. Grâce au numéro de téléphone, il a été facile d’obtenir le nom et l’adresse. Je pense qu’il a dû s’absenter pas mal de temps, parce qu’aucun appel n’a été passé sur son poste durant les cinq dernières semaines. Il y a deux jours, les coups de fil ont repris. »
Cela expliquait pourquoi Strasser n’avait pas encore grossi la liste des victimes, pensa-t-elle. Il n’était pas chez lui. Cette absence lui avait sauvé la vie.
« Votre contact, dit-elle. Celui qui vous a déniché cette information – se doute-t-il de la raison de votre démarche ?
– Il croit sans doute que j’envisage une sorte d’extorsion.
– Il ne lui viendrait pas à l’idée de raconter à Strasser que vous le cherchez ?
– Mes contacts dans la police sont trop stupides pour s’amuser à ce petit jeu-là.
– Espérons-le. » Elle demeurait inquiète.
« En ce qui concerne les gangsters qui nous ont enlevés… »
Il fronça les sourcils.
« Les fils et les petits-fils des fugitifs n’oseront pas se frotter à moi. J’ai trop d’amis dans la police. C’est trop dangereux pour eux. Parfois, quand je fais ce genre de boulot, je trouve du Wagner sur mon répondeur en rentrant chez moi. Des menaces déguisées. Parfois, ils me suivent dans la rue, ils prennent des photos de moi. Mais ils s’en tiennent là. Je ne m’inquiète pas. » Il alluma une autre cigarette.
« Et vous-même n’avez pas de raisons de vous inquiéter. »
Non, pas de raison de s’inquiéter, pensa-t-elle.
Facile à dire pour vous.
« Je crains que Mr. Bartlett ne soit pas en mesure de recevoir de visites pour l’instant et votre nom ne figure pas sur la liste de ses rendez-vous. » L’hôtesse d’accueil s’exprimait avec une autorité cinglante.
« C’est bien ce que je suis en train de faire. Je prends rendez-vous – pour tout de suite, répliqua Arliss Dupree. Dites-lui que ma visite risque de l’intéresser. C’est au sujet d’une affaire qui nous concerne tous les deux. Un truc interdépartemental, OK ?
– Je suis vraiment désolée, Mister Dupree, mais…
– Épargnez-vous cette peine, je vais juste aller frapper à sa porte pour voir s’il est là, d’accord ? » Un sourire se dessina sur la face lunaire et rougeaude de Dupree. « Ne vous dérangez pas, ma petite. Tout va bien se passer. »
L’hôtesse prononça quelques mots à voix basse, dans le micro de son casque. Au bout d’un instant, elle se leva.
« Mr. Bartlett dit qu’il serait enchanté de vous voir. Je vous accompagne. »
Lorsque Dupree découvrit le bureau Spartiate du directeur, il ressentit pour la première fois une sorte d’inquiétude. Rien à voir avec le confort qu’on trouve habituellement chez les fonctionnaires de carrière – ces condamnés à perpète entourés de photos d’êtres chers et de piles de papiers à classer. On avait même du mal à imaginer qu’un être humain pût séjourner ici.
« Que puis-je faire pour vous, Mister Dupree ? » Alan Bartlett était debout derrière un grand bureau si bien rangé qu’on aurait pu l’exposer tel quel dans la vitrine d’un magasin de meubles. Il y avait quelque chose de glacial dans le sourire poli de cet homme, pensa Dupree, quelque chose d’impénétrable dans ces yeux gris qui le fixaient derrière des lunettes d’aviateur.
« Des tas de choses, je présume, dit Dupree. Et sans plus de cérémonie, il s’assit dans le fauteuil en bois clair disposé face au bureau de Bartlett. Pour commencer, vous pourriez me parler de l’affaire Navarro.
– Fort regrettables, les récentes révélations, fit Bartlett. C’est pas très bon pour nous.
– Comme vous le savez, je n’étais pas vraiment ravi par la TDY que vous avez organisée », poursuivit Dupree, en faisant allusion à la mission interdépartementale temporaire.
« Vous ne l’avez pas caché. Peut-être saviez-vous quelque chose sur elle que vous avez choisi de taire.
– Non, ce n’est pas cela. » Dupree s’efforça de soutenir le regard direct de Bartlett. Il avait l’impression de parler à un iceberg. « Franchement, le fait qu’un membre de mon équipe soit déplacé comme ça, sans que je le sache, sans mon consentement, a tendance à saper mon autorité. Mes autres collaborateurs risquent de prendre cela comme une sorte de promotion.
– Je suppose que vous n’êtes pas venu me voir pour discuter des difficultés que vous rencontrez avec votre personnel ou de votre style de management, Mr. Dupree.
– Diable, non ! s’exclama Dupree. J’en viens au fait. Nous, autres, au ministère de la Justice, on a toujours essayé de vous tenir à distance, vous les gars de l’ICU. Vous vous occupez de vos affaires et la plupart du temps nous sommes très contents de ne pas en entendre parler. Mais cette fois-ci, vous avez entrepris un truc qui laisse des taches de confiture sur mon tapis, vous voyez ce que je veux dire ? Vous m’avez fourré dans le pétrin. Je ne formule aucune accusation, je dis seulement que cela me donne à penser.
– Une activité dont vous n’avez sans doute pas l’habitude. Vous verrez, cela devient plus facile avec la pratique. » Bartlett s’exprimait avec le dédain naturel du mandarin.
« Je n’ai peut-être pas inventé l’eau chaude, mais vous constaterez qu’on peut se brûler si on se frotte à moi.
– Comme c’est rassurant.
– Pour tout dire, il y a quelque chose qui sent mauvais dans cette histoire. »
Bartlett renifla.
« Aqua Velva, peut-être ? Ou Old Spice ? Votre after-shave vous précède. »
Dupree se contenta de secouer la tête, l’air du brave type un peu confus.
« J’ai donc un peu farfouillé et ça m’a permis d’en savoir plus long sur vous, sur d’où vous venez. J’ai appris que vous possédiez une grande propriété sur la côte Est. Pas très courant pour un fonctionnaire fédéral, non ?
– Le père de ma mère faisait partie des fondateurs de Holleran Industries. Elle a hérité d’une partie de ses biens. Cela n’a rien d’un secret. Mais je ne m’en vante pas non plus. Je n’apprécie guère les mondanités. La vie que j’ai décidé de mener est plutôt banale ; et mes goûts, dans l’ensemble, sont plutôt modestes. Alors quoi ?
– D’accord, votre mère était une héritière Holleran -je l’avais découvert par moi-même. Cela m’a surpris, je dois dire. À mon sens, c’est assez flatteur qu’un milliardaire daigne travailler avec nous.
– Nous avons tous des choix à faire, dans la vie.
– Ouais, je pense que vous avez raison. Mais alors je me suis dit : y aurait-il autre chose que j’ignore sur Alan Bartlett ? Des tas de trucs probablement, pas vrai ? Tous ces voyages en Suisse, par exemple. -Bon, la Suisse – ça m’a sauté aux yeux parce qu’à l’OSI, on bosse tout le temps sur des affaires de blanchiment d’argent. Donc cela m’amène à m’interroger sur vos petits voyages. »
Un temps mort.
« Pardon ?
– Eh bien, vous avez un magot en Suisse, pas vrai ?
– Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? »
Dupree tira une feuille de papier de la poche de sa veste. Elle était un peu froissée, mais il la posa à plat sur le bureau de Bartlett et la lissa. On y voyait une série de points vaguement disposés en cercle.
« Désolé, c’est mal fait, je l’ai dessiné moi-même. » Il désigna le point le plus haut.
« Là, nous avons Munich. En dessous, Innsbruck. En se déplaçant vers le sud, Milan. Turin. Puis, un peu plus à l’ouest et un peu plus au nord, Lyon. Dijon. Fribourg.
– Vous ne suivriez pas des cours de géographie -pour adultes ?
– Non, répondit Dupree. Ça m’a pris un bout de temps pour obtenir ce truc. J’ai dû passer par les systèmes informatiques du contrôle des passeports et des grandes compagnies aériennes, aussi. Un travail de titan, croyez-moi. Ces points correspondent tous aux aéroports par lesquels vous êtes passé durant ces quinze dernières années. Souvent en partant directement de Dulles, parfois en effectuant une correspondance à Frankfort ou à Paris. Et je me retrouve à regarder tous ces points éparpillés. Tous ces foutus aéroports chiants comme la pluie. Qu’ont-ils en commun ?
– J’attends que vous me le disiez, lança Bartlett avec une froide ironie dans le regard.
– Eh bien, sacré bon Dieu, jetez donc un œil sur ces points. Qu’est-ce que vous en concluez ? C’est évident, non ? Ils forment un cercle d’un rayon de trois cents kilomètres autour de Zurich. Ils sont tous à un jet de pierre de la Suisse – voilà leur point commun. Ce sont des endroits par où l’on peut passer pour se rendre en Suisse tout en évitant d’avoir le tampon "Switzerland" sur son passeport. Un passeport ou un autre, d’ailleurs : j’ai été impressionné d’apprendre que vous possédiez deux passeports en règle.
– Ce qui est courant pour un fonctionnaire travaillant dans ma partie. Vous êtes absurde, Mister Dupree, mais je joue le jeu. Disons qu’il m’est effectivement arrivé de me rendre en Suisse – et alors ?
– Et alors ? Pas de quoi fouetter un chat. Seulement, pourquoi avez-vous prétendu le contraire ?
– Vous vous montrez abscons à plaisir, Mister Dupree, n’est-ce pas ? Si un jour je décide de discuter de mes projets de vacances avec vous, vous en serez le premier avisé. Votre comportement d’aujourd’hui m’amène à m’interroger sur votre aptitude à assumer vos responsabilités officielles. En outre, il frise l’insubordination, si je puis m’exprimer ainsi.
– Vous n’êtes pas mon supérieur, Bartlett.
– Non, parce qu’il y a sept ans, quand vous avez demandé un transfert dans notre unité, vous avez essuyé un refus. On a jugé que vous n’aviez pas la carrure. » La voix de Bartlett restait calme, mais ses joues s’étaient empourprées. Dupree comprit qu’il l’avait ébranlé. « Et maintenant, je crains de devoir clore cette conversation.
– Je n’en ai pas fini avec vous, Bartlett », lança Dupree en se levant.
L’autre ajouta avec un sourire lugubre :
« "Les grandes œuvres ne s’achèvent jamais. On les abandonne. " C’est ce que disait Valéry.
– Harper ?
– Au revoir, Mister Dupree, conclut sereinement Bartlett. La route est longue jusqu’à Arlington, à cette heure-ci, et je sais que vous préférez éviter les heures de pointe. »
Lorsque Ben s’éveilla, il remarqua d’abord la douce lumière du petit matin, puis le souffle tranquille d’Anna. Ils avaient dormi dans le même lit. Il s’assit lentement. Une douleur sourde irradiait ses membres et son cou. Il ressentait la tiédeur du corps vêtu d’une chemise de nuit, couché à quelques centimètres de lui.
Il s’avança à pas de loup vers la salle de bains. La douleur elle aussi se réveilla pour de bon. Il s’aperçut qu’il avait dormi toute la journée et toute la nuit. Ben se savait mal en point mais il valait mieux bouger, conserver une certaine souplesse que rester confiné au fond de son lit. Sinon, il lui faudrait du temps pour se remettre.
Il revint dans la chambre et saisit le téléphone. Fergus O’Connor, dans les îles Caïmans, attendait son appel. Mais quand il tenta d’allumer l’appareil, il s’aperçut que la batterie était morte. Anna avait dû oublier de la recharger. Il l’entendit se retourner dans le lit.
Il glissa le téléphone sur sa base de chargement et appela Fergus.
« Hartman ! s’exclama chaleureusement Fergus, comme s’il attendait l’appel de Ben.
– Donne-moi des nouvelles, dit Ben, en clopinant vers la fenêtre pour regarder la circulation.
– Eh bien, j’en ai une bonne et une mauvaise. Par laquelle veux-tu que je commence ?
– Toujours la bonne en premier. »
Il y eut un bip sur la ligne – on essayait de l’appeler -mais il l’ignora.
« D’accord. Au Liechtenstein, en arrivant à son bureau ce matin, un avocat véreux a découvert qu’on avait forcé sa porte.
– Je suis désolé de l’apprendre.
– Oui. Surtout que l’un de ses dossiers avait disparu – celui concernant une Anstalt qu’il gère pour un type ou des types anonymes résidant à Vienne.
– Vienne. » Son estomac se serra.
« Pas de noms, malheureusement. Une série d’instructions données par télex, des codes d’identification, et tout le foutoir habituel. Mais Vienne, ça c’est sûr. Les propriétaires tenaient à garder l’anonymat, même vis-à-vis de ce type. Lequel, cela va de soi, se gardera bien d’appeler les flics du Liechtenstein pour signaler la disparition dudit dossier. Pas avec les magouilles dans lesquelles il trempe.
– Bien joué, Fergus. Et maintenant, la mauvaise nouvelle ?
– La note sera sacrément salée. Rien que pour le Liechtenstein ça va vous coûter cinquante mille. Ces types sont loin d’être des bénévoles. De foutus voleurs, oui ! » Dans la bouche de Fergus, cette accusation prenait tout son sens. Mais pour les renseignements qu’il avait obtenus – aucune police légale ne serait parvenue au même résultat – ça valait le coup.
« Je suppose que tu ne me fourniras pas de reçu », répliqua Ben.
Dès qu’ils coupèrent la communication, le téléphone sonna.
« Oui ?
– Anna Navarro, je vous prie ! hurla une voix masculine. J’ai besoin de lui parler !
– Elle est… qui est à l’appareil ?
– Dites-lui juste Sergio.
– Ah oui. Oui. Un moment. »
Le bruit de la sonnerie avait réveillé Anna.
« Machado ? » murmura-t-elle d’une voix ensommeillée. Ben lui tendit le combiné.
« Sergio, dit-elle. Je suis navrée, j’avais débranché le téléphone, je crois… Très bien, évidemment, c’est… Quoi ?… Quoi ?… Sergio, allô ? Vous êtes là ? Allô ? »
Elle appuya sur off.
« C’est bizarre, dit-elle.
– Quoi donc ? »
Elle le fixa d’un air perplexe.
« Il a dit qu’il avait tenté de me joindre toute la nuit. Il appelait de sa voiture. Il se trouve dans le quartier de San Telmo. Il souhaite me rencontrer au Bar Plaza Dorrego, je crois que c’est ce qu’il a dit – il m’a trouvé une arme.
– Pourquoi avait-il l’air si affolé ?
– Il a affirmé qu’il ne voulait plus se mêler de cette enquête.
– Ils l’ont trouvé.
– Il avait vraiment l’air effrayé, Ben. Il a dit – il a dit qu’on l’avait contacté, menacé – que ce n’était pas comme d’habitude. Il ne s’agissait pas de ces Argentins qui protègent les fugitifs. » Elle leva les yeux, profondément ébranlée.
« Et la communication a été coupée au beau milieu d’une phrase. »
*
Avant même d’atteindre la Plaza Dorrego, ils sentirent une odeur de brûlé. Quand leur taxi s’arrêta près du bar, ils virent une foule immense, des ambulances, des voitures de police et des camions de pompiers.
Le chauffeur de taxi se mit à parler comme une mitraillette.
« Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Ben.
– Il dit qu’on ne peut pas aller plus loin, il y a eu un accident. Venez. »
Elle demanda au chauffeur de les attendre, puis ils sortirent du taxi et coururent jusqu’à la place. Il n’y avait presque plus de fumée mais l’air sentait le soufre, le charbon et le carburant brûlé. Dans le parc au centre de la plaza, les camelots avaient abandonné leurs étals et laissé sans surveillance leur joaillerie de pacotille et leurs parfums pour s’attrouper devant le bar. Les habitants du quartier s’agglutinaient au seuil des vieux immeubles et contemplaient la scène avec une horreur mêlée de fascination.
On comprenait sans peine ce qui venait de se passer. Une voiture garée devant le bar Plaza Dorrego avait explosé, volatilisant la vitrine du bar et brisant les fenêtres de l’autre côté de la rue. Elle avait dû brûler pendant un bout de temps avant que les camions de pompiers parviennent à éteindre l’incendie. Tout était carbonisé, même les rayures blanches peintes sur la route près du lieu du drame.
Une vieille dame aux cheveux blancs, vêtue d’un chemisier marron imprimé ne cessait de hurler : « Madré de Dios ! Madré de Dios ! »
Ben sentit Anna lui attraper le bras et le serrer. Les équipes de secours d’urgence découpaient la carcasse d’une Ford Escort blanche et tentaient sans succès d’en extraire un corps calciné.
Il la sentit frémir lorsqu’un infirmier réussit à tordre une plaque de métal, révélant un bras carbonisé, un poignet cerclé d’une chaîne en or noircie, une main brûlée encore agrippée à un petit téléphone cellulaire.